PODCASTS | revivez la conférence de valérie pihet
Chaque année, le Centre d’Appui de l’Action Co-création (CACOC) organise une conférence d’automne pour réfléchir, avec une personne extérieure, aux défis que pose la recherche en co-création. Cette année, nous avons invité Valérie Pihet, chercheuse au croisement des arts et des sciences humaines, actuellement en thèse au sein de l’EUR Artec (Université Paris Lumière) et du Laboratoire des Théories du Politique (LabTop-Cresppa, Paris 8) sur les enjeux de l’évaluation pluridisciplinaire. Depuis 2012, elle codirige « Dingdingdong », Institut de coproduction de savoirs sur la maladie de Huntington, qu’elle a créé avec Emilie Hermant. Ensemble, elles ont publié, en 2017, Le Chemin des possibles, la maladie de Huntington entre les mains de ses usagers, aux éditions Dingdingdong.
+ Plus sur sa biographie en cliquant ICI
À travers cette conférence, Valérie Pihet nous a partagé une partie des résultats d’une enquête qu’elle a menée pour la Fondation Carasso, portant sur l’analyse qualitative de 15 projets français dont la pratique est située entre arts, sciences et société. Sous forme de questions-réponses, le CACOC reprend ci-dessous les principales questions soulevées dans cette conférence, et leur interprétation dans le cadre de l’Action Co-création (CC) financée par Innoviris.
Co-création, co-production ou co-construction de savoirs ?
La problématique du vocabulaire révèle la difficulté et la complexité de nommer les pratiques qu’il recouvre. Si “co-création”, “co-production” et “co-construction” de savoirs se rejoignent sur la volonté de faire ensemble de la recherche autour d’une problématique, ils peuvent porter des nuances suivant les significations, les intentions et les pratiques de celles et ceux qui les énoncent. Un enjeu commun, dans ces trois termes, reste leur compréhension par les personnes qui ne sont pas habituées à les manipuler.
Valérie Pihet emploie dans sa conférence le terme « co-production de savoirs”, qui engage « le faire et le savoir-faire de toutes les pratiques », partant du principe que « les savoirs sont toujours produits, fabriqués ». La co-production ne fait pas de distinction hiérarchique entre savoirs profanes, artistiques, et scientifiques. De plus, ce terme présente l’avantage de mettre en évidence la « production d’objets » tout au long de la recherche, souligne-t-elle, qu’ils s’agisse d’objets d’art, scientifiques, techniques, ou encore méthodologiques.
Le terme « co-création” employé par l’Action Co-création (CC), porte quant à lui la volonté de « proposer d’autres façons d’aborder la production et l’acquisition de savoirs innovants en intégrant de multiples formes de savoirs ».
Dans les deux cas, la co-construction de savoirs répond à la nécessité de trouver des réponses face au constat de crises chaque fois plus imbriquées et complexes. On constate en effet combien la complexité des problématiques sociétales abordées par les projets CC nécessite de produire des connaissances systémiques. Cela ne peut être accompli qu’en intégrant une approche transdisciplinaire, c’est-à-dire « lorsque les savoirs institués se frottent à des formes de savoirs non institués » souligne Pihet, ce qui se traduit par « des savoirs multiples allant au-delà des disciplines scientifiques » dans le programme CC. Dans la co-recherche, la production des connaissances n’est plus le métier des seuls chercheurs académiques ou de centres d’expertise.
Les objets produits tout au long de la co-recherche constituent autant d’objets intermédiaires qu’il est crucial de valoriser, notamment parce qu’ils posent un véritable enjeu de documentation permettant de retracer ensuite le chemin parcouru au sein d’une équipe de co-recherche. Le CACOC propose toute une série d’outils d’accompagnement et de réflexion sur le sujet.
Y a-t-il une “bonne” manière de faire de la co-recherche ?
À travers son enquête, Valérie Pihet a identifié « cinq modalités de composition de savoirs » qui peuvent coexister et évoluer. Là encore, nommer, définir un mode de co-production de savoirs sert à « regarder le travail qui est en train de se faire ».
La co-production : quand des parties prenantes choisissent de travailler ensemble sur un objet commun ;
La co-exploration des parties prenantes autour d’un objet commun, mais qui n’aboutit pas à des productions communes ;
La co-exploration autour d’un objet commun qui aboutit à des productions communes ;
La fertilisation croisée : quand les parties prenantes nourrissent leurs pratiques respectives, mais pas nécessairement avec le même objet/intérêt ou une perspective de production commune ;
La collaboration : quand les parties prenantes sollicitent les compétences des uns des autres pour leurs propres questions et/ou pour répondre aux objectifs du projet.
Pihet souligne combien la co-production de savoirs est un défi extrêmement exigeant à relever dans les équipes de recherche, malgré les bonnes intentions. En effet, la co-recherche demande un travail de négociation constant et permanent entre les acteurs réunis autour d’un même projet.
Ces négociations portent sur 3 terrains :
Conditions et dispositifs de travail
Méthodes et outils
Productions et institutions
Il faut en effet que les conditions soient installées pour que chaque acteur impliqué dans la co-recherche trouve son intérêt, se sente en confiance, et traité « sur un même pied d’égalité » dans la co-production de savoirs.
Ces moments de négociations sont inhérents à la co-recherche et impliquent de ralentir parfois pour trouver un accord commun. Ce sont ces moments aussi qui « font la recherche ». Ici aussi, le CACOC propose toute une série d’outils d’accompagnement sur le sujet.
Que veut dire “être concerné·e” ?
En s’appuyant sur son expérience au sein de l’Institut Dingdingdong qu’elle a co-fondé avec Emilie Hermant, ainsi que sur la philosophie pragmatiste de John Dewey, Valérie défend l’idée qu’il existe un public pour chaque problème, et que toute la tâche consiste à construire ce public :
« Selon le philosophe pragmatiste John Dewey, l’enquête, celle dans laquelle s’engagent les chercheurs et les artistes est en elle-même une expérience qui s’ajoute à l’expérience en cours et la prolonge dans d’autres possibles. Dit autrement, pour redonner au terme politique tout son sens, l’enquête c’est aussi l’émergence de publics. Le public au singulier n’existe pas, au sens du peuple souverain représenté par ses élus officiels et incarné par l’État. Au contraire, il faut faire émerger un public pour chaque « cause » ou « problème ». Ainsi, il n’y a pas un, mais de multiples publics – intéressés par des problèmes concrets et transformés par ceux-ci – qui apparaissent et disparaissent, en fonction de leur état de résolution. Si « crise du Public » il y a, c’est au sens de Dewey, celle de l’émergence spontanée des publics qui se préoccupent de défendre leurs intérêts à ce moment-là. » Dewey (J.), Le public et ses problèmes (1927), trad. Joëlle Zask, Gallimard, 2003.
Les acteurs concernés, suivant Pihet, sont un noyau d’acteurs qui s’unissent pour transformer la situation problématique, qui peut-être vont devoir mobiliser des publics. Aussi, plus que de chercher à « atteindre » ou sensibiliser un large public non-identifié, la co-production de savoir engage de se demander : comment construire un public autour du problème ? Et quels sont les dispositifs à créer pour ce faire ?
Dans l’Action Co-création, cette question se pose toutefois différemment. Pour entrer en co-création, un travail préalable pour faire communauté de sens est nécessaire. Cela suppose que le travail d’identification, de mobilisation, et de constitution d’une communauté de sens doit avoir lieu avant le dépôt de dossier. Néanmoins, la première phase du projet, appelée « phasing-in », d’une durée de 18 mois, est pour certains projets l’occasion de renforcer leur communauté de sens, là où le consortium, Innoviris et le jury estiment qu’il manque des compétences, des acteurs alliés et des savoirs reliés permettant de relever les défis de la co-recherche et d’envisager ensemble une transformation.
Dans d’autre cas encore, le public se construit et se mobilise spontanément face à la nécessité de répondre à une problématique urgente, comme dans le cas de la communauté de femmes de Bure qui s’est organisée contre l’enfouissement de déchets radioactifs sous leur sol, ou les membres du projet Brusseau, qui se sont organisés contre le projet de bassin d’orage de la place Flagey à Bruxelles, ce qui a ensuite donné lieu à un projet CC.
Dans tous les cas, « Accepter que l’on soit concerné, c’est accepter d’être transformé », comme le souligne Pihet. Il convient de se demander, à chaque action de recherche : à qui s’adresse-t ’on ? Qu’est-ce qu’il est nécessaire de transformer pour que la situation soit satisfaisante pour chaque acteur concerné par la problématique ? Chaque acteur doit se sentir concerné et « trouver un intérêt » dans la co-recherche. Pour cela, il est également important de décrire les modalités de collaboration de chaque acteur afin de comprendre les différentes pratiques engagées dans la co-construction de savoir (voir question “Y a-t-il une “bonne” manière de faire de la co-recherche ?”)
Comment ne pas subir l’évaluation ?
L’évaluation est un processus complexe, car elle exige de rendre compte d’activités tout en co-produisant des savoirs. Comment devenir acteurs de l’évaluation et ne pas la subir ? C’est une idée que soulève Pihet et qui n’est pas sans rappeler les questions de l’évaluation et auto-évaluation de la co-recherche CC.
Pour y répondre, il est d’abord utile de questionner ce que l’on nomme « communication« , « diffusion« et « valorisation« , des notions qui se confondent souvent dans la pratique, et d’analyser en quoi elles sont distinctes de l’activité d’évaluation, souvent considérée comme « la dernière roue du carrosse ». Pihet dresse la distinction suivante:
- Valuer : identifier des valeurs et des apprentissages permis par un projet
- Evaluer : juger de leur importance pour chacune des parties prenantes
- Valoriser : trouver les moyens de les mettre en valeur / augmenter la valeur des apprentissages
- Suivre les effets : les effets prennent souvent du temps à se ressentir
D’autre part, il est utile de resituer l’évaluation, au sens de parvenir à identifier des apprentissages communs et savoir les partager. Cela permet de rendre visible la co-production de savoir.
© 2024. Cette œuvre est sous licence ouverte CC-BY-NC-SA (Auteur: Confluences)